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mercredi 9 mai 2012

Ce que respecter voudrait dire

Que l'on me permette de reporter ici une tribune de Rue89, ou plus exactement le texte initial et intégral. Ce manifeste, écrit avant les résultats de l'élection de dimanche, n'en a que plus de prix. Rédigé par un jeune homme déjà érudit, il a un poids certain. Je vous laisse juges. Comme Le Grand Soir, je vous "donne à lire".

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Je m’appelle François Corbisier, je suis né le 8 Février 1991 à Quimperlé dans le Finistère, fils de crêpiers, je suis citoyen français, breton et parisien de cœur. Comme d’autres longtemps j’ai déclaré ne pas vouloir voter tant que le vote blanc continuerait à ne pas être retenu dans le décompte des voix. Je n’ai donc jamais su ce que prendre parti voulait dire. Je ne me suis d’ailleurs jamais vraiment senti ni de droite ni de gauche. Je me souviens que quand j’avais dix-sept ans je me disais anarchiste. Depuis je suis devenu majeur. Ou plutôt je travaille chaque jour à faire l’effort de le devenir. Une certaine franchise envers moi-même m’a avec le temps fait sentir que nous étions plus d’un à l’intérieur de ma tête et qu’à tout moment un enfant, un fils, un père, une mère, un vieillard, un homme, une femme, un trou, un loup, un juge, une langue, une histoire, une libido, une culture, un chrétien, un juif, un musulman, un bouddhiste, un chaman, un roumain, un héritage, un secret, une angoisse, une mort, une naissance peuvent parler en moi sans que je ne puisse rien y faire. Un jour, fatigué de relativiser le sens de la vie mais conscient de l’impossibilité pragmatique d’unifier toutes ces voix, j’ai pour la première fois fait un pacte avec moi-même. Un pacte citoyen : le choix politique du respect de cette diversité qui m’habite, l’ériger en valeur, même si pour cela il m’a fallu sacrifier le confort du positionnement et de l’exactitude que sont celles des frontières lorsqu’elles sont cristallisées entre soi-même et le monde. J’ai décidé de me construire une identité non pas enracinée dans mon passé mais bien plutôt comme un territoire aux démarcations floues et instables où le passé féconde perpétuellement de nouveaux sens dans sa rencontre avec l’actualité. Épousant les valeurs humanistes de Montaigne et d’Érasme, j’ai fait le choix du doute et du questionnement plutôt que celui de la certitude et de la suffisance. J’ai fait le choix de l’imprudence qu’est celle de penser par soi-même. Bref, j’ai fait le choix du changement.

Je rédige aujourd’hui cette tribune après avoir entendu mardi soir le discours de Nicolas Sarkozy au Trocadéro face à 200 000 personnes. J’ai été profondément bouleversé par un malaise comme j’en avais rarement connu auparavant. Je souhaite vous raconter ici une histoire, celle de ce sentiment qui m’a envahi avant-hier, car certains sentiments méritent qu’on les exprime par une histoire même si pour chacun d’eux il en faudrait des milliers. .

Loin de moi l’idée de critiquer la personne de Sarkozy ou de m’inscrire dans le débat de la présidentielle. Je ne m’intéresse qu’à des voix et des fonctions, je ne m’élève jamais contre ou pour quelqu’un mais toujours contre ou pour une idée ou un acte. Je ne vous cacherai pas que je n’ai jamais en effet porté le style et la personne de Nicolas Sarkozy très haut dans mon cœur, et même si ce dégoût aura certainement une influence sur mon propos, ce n’est pas sur ce point que mon propos tiendra. Je ne m’adresse donc pas ici à une personne ou à une idéologie, mais aux idées d’un discours émit par l’homme qui porte entre autre comme fonction celle de me représenter.

« Je veux une école où l’on apprendra à nos enfants à tracer la frontière entre le bien et le mal, entre ce qui se fait et ce qui ne se fait pas, entre la vérité et le mensonge, entre le beau et le laid : une école qui leur inculquera le goût de l'effort ».

Le malaise a surgit dans cette phrase. Ces mots non seulement ne me représentent pas mais sont en désaccord avec l’unique valeur que j’ai érigé en principe : le respect de cette diversité qui m’habite comme elle habite le monde.

Les images du discours m’ont accablé. Le palais de Chaillot représente pour moi les relents d’une époque (celle des années 30) qui était en train de se perdre et qui pour faire face aux complexes agencements arachnoïdes de la moderne Tour Eiffel, près de cinquante ans après sa construction, n’avait rien trouvé de mieux qu’un retour au néoclassicisme de la symétrie monumentale, le retour à la sublimation du même que notre cher Gustave avait participé à détruire en construisant un intrus, un autre, au beau milieu de Paris. Lorsque je flâne sous la Tour Eiffel je suis emporté par la foule de possibilités d’avenir que cette construction m’inspire, des ondes radios aux lignes de métal. Lorsque je me ballade sur la terrasse du Trocadéro, je suis figé par la perfection et la rigueur presque aliénante des énormes surfaces planes et presque sans ornements de la terrasse du palais de Chaillot, comme un humanisme sans contrastes ni variations.

Entendre ces paroles-là dans ce lieu précis face à une foule si immense m’a littéralement soulevé le cœur. Pas de peur ni de haine envers qui que ce soit, du dépit et de la lassitude plutôt, celle de mener un combat contre un ennemi invisible : ce n’est pas contre Nicolas Sarkozy ni les conservateurs en général que je m’exprime, mais plutôt contre des idées et des attitudes d’un autre temps qui, alimentées par la faiblesse d’un monde en pleine déconstruction, ressurgissent –et ce de manière croissante depuis la chute du mur- comme si aucun travail ni effort de deuil n’avait été mené depuis maintenant 67 ans dans quelques jours. J’ose espérer qu’il s’agit seulement du moment toujours un peu douloureux où l’on retire le pansement et où la croute de la cicatrice est fragile, pas encore habituée à la lumière du soleil. Ces idées je tiens à dire que je suis en mesure de les respecter parce que je fais chaque jour l’effort d’envisager d’où elles viennent et de chercher certains des processus complexes par lesquels elles se mettent à germer à nouveau aujourd’hui. Cela ne m’empêche pas de penser qu’elles sont très dangereuses et qu’elles risquent de s’enraciner trop profondément, contaminant le l’abîme sans fond de la plaie toujours fragile de l’atomisme et de l’holocauste. C’est pourquoi il faut en prendre soin de ces idées, et raconter des histoires à leur propos plutôt que de les stigmatiser, de les juger et de les haïr.

Humainement, ces propos me sont tout simplement insupportables et les premiers instincts qu’elles provoquent en moi sont ceux de la révolte et de l’opposition frontale. Mais je suis trop profondément républicain et attaché aux valeurs de la citoyenneté pour avoir jamais cru aux révolutions autres que celles de la terre autour du soleil et d’elle-même. Je respecte trop la diversité des hommes et je suis trop touché par la violence du monde contemporain pour leur imputer la responsabilité totale de leurs idées. Dans les voix d’un homme moderne il ne faut jamais oublier que ce sont aussi toutes les voix d’une époque qui se trouvent exprimées. Et de ce fait lorsque l’on juge une idée dangereuse il faut bien plutôt la considérer comme le symptôme d’un virus qu’il faut soigner que comme le positionnement d’une identité contre laquelle il faudrait converger.

Alors qu’il y a-t-il derrière cette phrase ? Purement et simplement la négation de plus de 550 ans d’histoire depuis l’invention de l’imprimerie et la découverte de l’Amérique, ce lien si longtemps recherché et enfin établit entre l’Orient et l’Occident. Ces dates marquent le début du long apprentissage de la différence et de l’altérité pour les européens qui tout au long du Moyen-Âge s’étaient enfermés dans l’âge sombre et cyclique de la scolastique aristotélicienne, prônant la répétition du même et la beauté divine de la mimesis. La culture européenne c’est alors construite dans un retour à l’Antiquité accompagné par l’abandon des certitudes et de l’idéologie du même pour investir le terrain flou de l’incertitude et de l’altérité. Depuis Érasme et son Éloge de la folie, en passant par le doute cartésien jusqu’à la critique transcendantale de Kant et la phénoménologie de Husserl, toutes ces immenses cathédrales de notre culture philosophique ont pour terreau le doute, la question, la relativité des choses humaines et de l’accès direct et positif à la connaissance et au réel.

Dire qu’il faut apprendre aux enfants à tracer des frontières entre le bien et le mal, le vérité et le mensonge ou pire, le beau et le laid ; c’est proclamer le retour à peine voilé d’une éducation théologique. Comme si quelqu’un pouvait un jour affirmer quelque chose de définitif sur la vérité, le beau ou le bien, un jour sans avoir à y revenir le lendemain ; comme si le bien et le mal n’étaient pas enchevêtrés et liés l’un à l’autre depuis le péché originel ; comme si le laid ne pouvait être moteur de la sensation du beau ; comme si les mythes et les fictions n’avaient pas de conséquences véritables ; comme si Baudelaire n’avait pas sublimé la charogne ; comme si Céline n’avait pas été à la fois un antisémite et probablement le plus grand écrivain du XXe siècle ; comme si présenter des certitudes à nos enfants en leur apprenant à tracer comme on marquait au fer rouge des esclaves la frontière entre ce qui est humain et ce qui ne l’est pas avait un sens ; ce qu’il y a d’inhumain dans l’homme n’est-il pas après tout ce qu’il a de plus profondément humain ? Un tel propos détruit la pensée esthétique dans sa totalité, elle qui avec Baumgarten puis Kant et Hegel avait compris qu’une pensée sur l’art était avant tout une pensée sur la sensation de la beauté plutôt qu’une catégorisation entre ce qui est beau et ce qui ne l’est pas ; et détruire l’esthétique c’est détruire toute la pensée moderne et les épistémologies qu’elle a mis en place, rendant possible les progrès de la science dont on oublie parfois qu’elle est d’abord question et spéculation, manipulation et rencontre, avant d’être affirmation et certitude, encloisonnement et construction. Tracer des frontières sans chercher à comprendre que leur existence même induit leur franchissement nécessaire. Les frontières sont des passages. Il n’y a pas de frontières mais des déserts, des montagnes, des fleuves, des deltas, des continents, des histoires, des corps, des meutes, des troupeaux, des forêts, des amours et des dieux. Ces mots détruisent la laïcité comme si de rien n’était.

Les frontières ne sont pas des lignes que l’on trace au marqueur indélébile pour séparer et délimiter des espaces clos mais les territoires indéfinis et précaires de l’échange et de la rencontre qu’il faut faire l’effort d’habiter et d’arroser chaque jour. C’est dans cet écart que les nations en herbe poussent et deviennent, l’herbe pousse toujours entre les frontières et pas à l’intérieur des champs encloisonnés par les chiens de garde. Chiens de garde qui entretiennent la peur et préconisent l’usage artificiel des pesticides pour éviter aux abeilles étrangères de venir butiner dans leurs fleurs bien à eux, et ainsi assurer la production d’un stock pour le troupeau plutôt que de commettre l’imprudence de contribuer au devenir de la meute et au changement d’un écosystème, souvent synonyme de transformation d’une identité et donc de la peur de disparaître.

Le changement ne s’inscrira jamais à l’intérieur de frontières et de délimitations strictes. Je vous écris ces mots d’Italie où je suis en plein voyage en auto-stop. Je peux vous dire que je ne me suis jamais autant senti français qu’aujourd’hui, je ne n’ai jamais eu autant l’impression d’être à Paris qu’en ce moment que je passe au bord de l’Adriatique. Je n’ai jamais été aussi concerné par la vie politique de mon pays qu’en ne m’y trouvant pas. Parce que j’aime ma nation et que je ne cesserai jamais de me battre pour elle, j’irai toujours chercher à la faire devenir hors de ces frontières qui ne sont qu’instinct de conservation repli sur soi et peur de la différence.

Plutôt que de parler de Victor Hugo ou de Charles Péguy qui étaient encore trop en avance pour que nos pauvres esprits puissent les comprendre aujourd’hui, peut-être que nos représentants devraient-ils revenir aux racines de la modernité que sont Les Essais de Montaigne et cette invitation au voyage que constitue le texte ‘De l’institution des enfants’ qui n’a je crois jamais été autant d’actualité ‘dans ce monde où tout change’, où la nécessité d’intégrer l’altérité et la différence dans le devenir d’une nation est devenue fatale et plus seulement l’idéal d’un aristocrate bordelais illuminé et sceptique perdu au fin fond du XVIe siècle.

Pas des frontières, des histoires et des possibles qui s’écrivent et se dessinent dans les voyages de cartes en cartes, de territoires en territoires. Les frontières sont ce dont nous héritons, elles contiennent des secrets dont il nous faut chercher à raconter les multiples histoires, parce qu’il y a plus d’une histoire à raconter. Pour cela tracer une frontière ne suffira jamais, justement car un tel acte est un acte de suffisance. Chaque tracé de frontière de la main d’un homme est un génocide en puissance. Parce qu’une frontière n’est pas quelque chose que l’on trace, mais quelque chose que l’on respecte.

Un jour j’ai fait le choix du respect de moi-même, du renouvellement plutôt que de la reproductibilité, et je tiens à dire que cela peut aisément constituer le travail et l’effort de toute une vie, car se respecter soi-même cela fait déjà beaucoup de monde à respecter. Parce qu’un respect est avant tout la compréhension d’un irrespect, c’est à dire d’une frontière. Et c’est tout ce que respecter veut dire : non pas tracer de nouvelles frontières stigmatisantes, redondantes et despotiques, mais habiter celles déjà bien nombreuses de notre passé, prendre le temps de les adopter plutôt que de s’y adapter, faire l’effort de raconter des histoires à leur propos, et s’engager dans le labeur patient et émancipateur qu’est celui de ne plus les juger mais de contribuer à leur devenir ; pour lentement donner forme à l’impatience de la liberté du changement.

2 commentaires:

  1. J'ai du mal à croire que ce jeune homme soit né en 1991 !
    Mais, si c'est vrai, cela conforte ma certitude que la lucidité, se transmet (ici très tôt) d'une génération à l'autre. J'étais, à son âge actuel, très loin d'avoir la même érudition, la même culture !
    Mieux, cela ravive l'idée fondamentale qu'il nous faut à tout âge, écouter l'autre, notamment la jeunesse, rester "jeune dans sa tête", prêt à remettre en cause des convictions que l'on a cru "inébranlables"...
    Cela renforce aussi l'idée qu'existent des "jeunes déjà vieux dans leurs têtes", comme hélas ces hystériques "jeunes UMP" du Trocadéro, etc.
    Alors que des vieux comme Gaston Bachelard, Hampaté Ba ou Théodore Monod (pour en rester au domaine francophone) disaient commencer à enfin s'approcher de la connaissance et de la lucidité...Qui fulgurante à l'adolescence d'Arthur Rimbaud !

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  2. correction sur la dernière phrase du commentaire précédent :
    Qui FUT fulgurante à l'adolescence d'Arthur Rimbaud!

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